A l'envers à l'endroit.

We want to know about your life.
1. Les joues écarlates. Il fait gris ce jour-là, chaussures dans les flaques, jour rougissant, sommeil plein les gestes. Marta, c'est le prénom de la nouvelle, elle est arrivée ce matin à l'école, les yeux trempés et les poings serrés vraiment très, très fort. La maîtresse l'a présentée et elle a trébuché, sa trousse est tombée, les stylos se sont répandus, à terre. Les garçons ont ri de sa maladresse. Je me suis approchée, me suis accroupie vers lui, elle n'a pas bougé. Je lui ai tendu un premier crayon, elle a risqué un sourire. Un merci silencieux. C'était ça, notre première rencontre, elle était belle et immobile. Après, il y a eu les cabanes dans les arbres, les sales notes, les arcs-en-ciel d'anniversaire, les ricochets, les feux de camp, les bisous, les après-midis bibliothèque, les remords d'amour, les leçons de mathématiques, le soleil qui coule sur les joues pour sécher les larmes, les bières, les paysages délavés par le sel, la roulotte et ses nuits immenses, et la jalousie, la vraie, celle qui rince la gueule.

2. La meilleure des amies. Marta est rigolote, avec ses beaux mots et son mégot. Je souris à travers mes larmes, je n'y vois plus rien - trois kilos de désespoir, deux millimètres de poussière, je suis tombée amoureuse.
Marta et moi sommes les gamines oubliées de l'après-midi.
Meilleures amies depuis les origines, je savais qu'on s'aimerait un jour, comme les grandes personnes - c'était une évidence.
Elle me donne envie d'aimer.
Elle a murmuré contre l'oreiller, à l'abri du temps, enfermée au cœur de mes rêves. Elle m'a regardée longtemps, elle a effleuré une seconde mes paupières pas tout à fait closes - floraison de soleils - ses doigts ont frôlé mes lèvres ensommeillées - éclosion du désir - elle me respire.

3. Amourié amitour. Marta était là lors du résultat du permis, lors du premier test de grossesse (heureusement négatif) à cause d'un abruti qui avait pas voulu se protéger, Marta a pansé les bobos, les tracas. Je ne comprends pas pourquoi Marta semble ailleurs, en ce moment.
Je me recroqueville pour la garder planquée dans un coin de mon cœur, et je lorgne sur elle, à la dérobée. Marta ne me regarde pas, son corps est tourné vers l'horizon.
Dis, qu'est-ce que tu vois ?
La vie qui défile, les peaux qui se rident, le soleil qui s'incline, les envies qui s'amenuisent, les jours qui meurent.
La vie qui défile, les cœurs qui explosent, les espoirs qui fleurissent, les nuits qui s'étirent.

4. Moi aussi. Aujourd'hui Marta m'a dit je te quitte, comme ça sans détour juste le temps de cligner des yeux.
- T'es bête ou quoi, on sort même pas ensemble.
- Non mais tu vois ce que je veux dire.
- Non franchement là j'ai beau chercher, je vois pas.
- Perrine veut plus que je te voie.
- Là, je comprends mieux.
J'ai passé tellement de temps à l'aimer paisiblement, d'un amour désincarné et minuscule. Jour en sueur, jour de peur, Marta s'est désunie. A la première seconde où elle me l'a présentée, je l'ai pas aimée, cette Perrine pleine de manières et de fausse timidité. J'ai détesté le rêve qui me filait entre les doigts, qui directement allait s'enrouler autour des siens.
- T'aurais pu choisir une fille avec un prénom différent, il ressemble trop au mien là.
- Euh, Prune-Perrine, Perrine-Prune, même avec de l'imagination, franchement...
- Tu comprends rien.
Je ne sais pas pourquoi je m'accroche à Marta et ses grands yeux aux cils épais bordés de mélancolie. Cette fille est un naufrage. Elle aime tout au bout du chemin, la prairie solitaire et la valse de ses hautes herbes. Marta est heureuse au milieu d'une nature immobile, toujours plus incomprise par Toronto et sa grisaille.
- Elle est vulgos en plus ta Perrine, là.
- Dis-le.
- ???
- Dis-le.
- Quoi ?
- Que t'as pas envie que je sois avec elle.
- Quoi ?
- Dis que ça te fait chier de me voir avec elle, au lieu de te blinder derrière tes remparts de trois mètres, dis-le, une fois, moi ça fait des années que je t'attends, je te jure, alors vas-y. Dis-le.
- Je t'aime.
- Ah, ça tombe bien, parce que moi aussi.
Cette fille est mon orage.

5. Le bout du monde. D'abord, il y a des silhouettes partout. Des gens qui se laissent engloutir par la nuit mélangée à la mer, heureux pour quelques heures. Les gars ont fait un petit feu sur le sable, et Marta a amené des chaises en osier. Le temps a ralenti, les jambes nues se frôlent, les mains s'embrassent. J'ai envie de tout retenir dans ma tête, et m'en souvenir pour colorer l'hiver. Ils ont bu pas mal de bières, et quand Marta est revenue s'asseoir à ma gauche, elle m'a murmuré à l'oreille la plus belle nouvelle de ma vie.
Le cœur tordu, l’œil pluvieux, Marta a dit qu'elle m'aimait.
On t'a attendu,
mon
amour
mon
Joachim.

6. L'entre-deux. Je me mens. Je sais plus après quoi je cours. J'ai besoin de retrouver mes quinze ans, et nos premières fois. L'odeur du café de ma mère, le matin, au réveil, et Marta qui m'attend devant la porte pour aller au collège. Je pense pour pas crever, ou je crève de penser, je sais plus trop. La maison est pleine à craquer, il y a du monde partout, de la tristesse à revendre. Ils se ressemblent tous, ces idiots pleins de chagrin. Je me cogne contre eux, parce que je sais pas ce qui m'arrive, je ne comprends pas les bras qui m'embrassent ni les bouches qui me blessent. C'est une tragédie, ils répètent, cette terrible tragédie, ce pauvre petit, si jeune. Maman, Papa, Marta, ils sont tous là, comme des brindilles, je sais pas comment ils tiennent debout, à chaque seconde ils ont l'air de pouvoir vaciller. J'entends Marta à l'autre bout de la pièce parler de cendres, d'urne, de dispersion en mer, et dans ses yeux il pleut à verse. Et petit à petit, je comprends. Je me souviens. Les pompiers l'ont dit, c'est fini. Sommeil brutal de Joachim, quatre mois. Je n'ai pas réussi à veiller sur lui. J'ai jeté mon âme dans la cheminée, Marta vient me ramasser.

7. L'après. Les mauvaises herbes ont poussé dans son ventre, elles forment des ombres immenses sur la peau, les branches grandissent, elles se bousculent en elle et je ne sais pas s'il faut les laisser en liberté, les cultiver ou les effeuiller. Après-midi de pluie, nos corps endormis se sont retrouvés sur le lit encore défait, j'ai effleuré comme si j'avais peur de la casser. Nos vieux espoirs fanés ont flotté dans l'air, longtemps, jusqu'à le saturer, j'ai eu l'impression d'étouffer. Mes caresses sur Marta sont lourdes et mes mains se disputent l'amour. Nous, amantes désunies, sommes légères sur les draps trempés d'une sueur pleine de larmes. Le silence peuplé de mots a fleuri entre nos corps tranquilles, qui deviennent silhouettes cassées à mille reprises. Marta ferme les yeux devant ce jour plein de nuit.

8. L'autre femme. Aujourd'hui Marta m'a dit je te quitte, comme ça sans détour juste le temps de cligner des yeux. Mais cette fois-ci, c'était doux-amer, il n'y avait plus de je t'aime fleuri qui s'épanouit au bord des lèvres, plus de cailloux dans les poches, plus de pardons, plus d'amour, plus rien. Je me suis comme réveillée d'un long sommeil, auprès de Marta, on a dormi si longtemps qu'elle a oublié pourquoi elle m'aimait.
- Elle s'appelle comment ?
- Prune...
- Dis-moi. J'ai besoin de savoir qui elle est, et si elle t'aimera autant que je t'ai aimé.
- Putain, Prune.
- S'il te plaît.
- ...
- Claire.
- ...
- ...
- Je crois avoir été ton premier amour, et j'espère qu'elle sera le dernier.
Marta au travers des chairs, nuits pourpres et lendemains dorés, Marta, ma meilleure amie, crépuscule d'automne, les paupières enflent, mon grand amour, ou l'inverse, nos cœurs d'enfants, mon bel amour, des sourires pleins de pluie, pour toujours.

9. Les nuits insolentes. Ce soir-là, Marta m'a donné rendez-vous dans un bar que je ne connais pas. Elle m'a juste dit, viens on va se marrer, et ça m'a suffi. Le bar empeste la fatigue du vendredi soir, il y a les cœurs tatoués qui résistent au temps, et les lèvres avides et sensibles à la fois, et les robes échancrées sur des peaux fiévreuses. La nuit me rend ivre. Marta m'a accueillie avec un sourire qui a ricoché, un peu plus loin - elle dit qu'elle m'attend depuis une bonne heure, je la crois pas, ma Marta, aux yeux dorés et aux soupirs qui n'ont plus rien d'amoureux. L'autre femme est dans le coin, je le sens rien qu'à sa façon de respirer.
- Elle est là ?
- Oui, Claire est venue.
Son sourire s'est estompé, un tout petit peu, une demi-seconde à peine, juste le temps pour estropier les âmes.
- Je sors fumer une clope.
- Tu t'es remise à fumer ?
Toronto est triste, on a pleuré sur ses toits en ardoise, Toronto est toute grise. J'entends les cris des malheureux, à l'intérieur du bar, heureux pour un soir. Ils jonglent avec la beauté, l'amertume, et le désespoir - toujours plus séduits par l'élégante laideur de nos nuits.
- Prune, c'est ça ? T'aurais pas du feu, s'il te plait ?
J'ai tourné la tête et je l'ai tout de suite reconnue. L'autre femme. Elle s'habille de tatouages et ça la rend belle - battements de cil - elle est tout ce que je ne suis pas - brune, sauvage, électrique, affamée, impatiente - brouillard ardent, brouillard partout.

10. Le jour d'Alice. Je me suis brûlé les doigts contre la casserole, et j'ai hurlé intérieurement contre ce quotidien de merde, j'ai pas choisi, moi, de vivre dans 50 m² avec un ado-adulte, et puis entre nous, y'en a pas un pour rattraper l'autre. J'ai regardé par la fenêtre, l'automne a fait son nid, demain les gens seront moins colorés qu'aujourd'hui, et bientôt ils se feront silhouettes. Silhouettes timides entre les buildings ou bien silhouettes éparses dans le brouillard, je sais pas encore, il me reste encore quelques jours avant de décider. J'ai regardé les Torontois se dépêcher, derrière la fenêtre, et j'ai vu le facteur déposer le courrier dans la boîte aux lettres. Aujourd'hui vendredi, c'est Alice qui m'a écrit. C'est le vendredi, parfois le samedi. Alice écrit de sa belle écriture penchée, et toujours régulière, elle me raconte la merde qu'on leur sert le midi, et les douches glacées un jour sur deux, elle me parle des téléphones qu'elle est obligée de cacher dans les chiottes et des cigarettes qu'elle achète trois plus plus cher qu'à l'extérieur, Alice parle beaucoup, ou parfois peu selon son humeur, mais elle ne parle jamais de sa vie d'avant. Je sais pas si elle est blonde, brune, grande ou petite, mais peut-être que je m'en fous, au fond. Je préfère imaginer "ma" détenue comme une femme belle et forte, et je ne voudrais pas savoir qu'Alice est condamnée pour meurtre, et qu'elle a pris 50 ans.

11. Demain. Je suis retombée sur des cartons d'enfance, qui contiennent des bribes de vie et des vestiges de certitude. Les photos écornées fleurent bon les secondes qui s'éparpillent, les pulls viennent d'une autre planète et les corps sont ensoleillés, papa a encore des cheveux, ça sent le bonheur, mon grand frère a perdu trois dents, son sourire est tout cabossé, et il a renversé sa glace fondue sur ma tête, ça sent les années 90, papa est encore amoureux de maman, ça sent l'amour. J'ai su que désormais, c'était ça que je voulais. Que ce soit à travers la correspondance avec Alice, contre la bouche d'un.e inconnu.e, ou entre les souvenirs de Marta et Joachim, c'est ça que je veux, ce truc qui sent la vie.

12. En vrac. Même si elle rêve plutôt d'un mini-appartement douillet, joliment décoré, avec des coussins rembourrés et une bonne odeur de cookies qui flotterait dans l'air, Prune vit en colocation avec un garçon qui a la trentaine, parce qu'elle a pas une thune de côté et que son salaire ne lui permet pas d'habiter seule. La cohabitation se passe finalement pas si mal, elle le laisse tranquille, et lui fait pareil de son côté. // Elle vit souvent la nuit et dort le jour. // Elle est complètement accro à Love Online, elle passe des heures à chercher des profils qui l'intéressent. C'est toujours plus facile de parler à des inconnus.

Idées de liens :
- un.e inconnu.e qui, une nuit, aurait rencontré une Prune ivre, sur un banc. Elle.il l'aurait sauvée d'elle-même, quelque part, et elles.ils auraient pu se retrouver les nuits suivantes, par un hasard qui n'en est plus un. Des dialogues qui vont nulle part, pleins de silences, de tendresse, et d'envies de refaire le monde. Un morceau de vie ininterrompu. Une échappée belle.
- des clients. Des solitaires, des femmes d'affaire, des amoureux, des ivrognes. Prune travaille souvent la nuit, parce que c'est plus lucratif, alors les rencontres sont infinies.
- une.un colocataire (de préférence un garçon mais peu importe), jeune, vieux, depuis longtemps ou non, etc. On peut construire le lien ensemble, mais je voyais quelque chose d'assez poli au début, qui grandirait au fur et à mesure. Ils se pervertiraient l'un l'autre et ils finiraient par se marier complètement bourrés à Las Vegas, pour regretter le lendemain.
- des copains d'enfance que Prune aurait rencontrés à l'école, dans le voisinage, en soirée, etc.